Le dimanche de la vie ; Balzac : l’envers de l’histoire contemporaine

https://fr.m.wikisource.org/wiki/L’Envers_de_l’histoire_contemporaine/1

Le personnage de Godefroid dans la Comédie humaine, se tenant sur un pont traversant la Seine près de Notre Dame de Paris, est représentatif de l’homme moderne, contemporain, dans sa dimension de désorientation :

« En 1836, par une belle soirée du mois de septembre, un homme d’environ trente ans restait appuyé au parapet de ce quai d’où l’on peut voir à la fois la Seine en amont depuis le Jardin des Plantes jusqu’à Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière jusqu’au Louvre. …

Ce point, le cœur de l’ancien Paris, en est l’endroit le plus solitaire, le plus mélancolique. Les eaux de la Seine s’y brisent à grand bruit, la cathédrale y jette ses ombres au coucher du soleil. On comprend qu’il s’y émeuve de graves pensées chez un homme atteint de quelque maladie morale. Séduit peut-être par un accord entre ses idées du moment et celles qui naissent à la vue de scènes si diverses, le promeneur restait les mains sur le parapet, en proie à une double contemplation : Paris et lui ! Les ombres grandissaient, les lumières s’allumaient au loin, et il ne s’en allait pas, emporté qu’il était au courant d’une de ces méditations grosses de notre avenir, et que le passé rend solennelles….

Ce promeneur avait nom Godefroid. En lisant cette histoire, on comprendra les raisons qui n’y font employer que les prénoms de ceux dont il sera question. Voici donc pourquoi Godefroid, qui demeurait dans le quartier de la Chaussée-d’Antin, se trouvait à une pareille heure au chevet de Notre-Dame….

Obligé de faire son Droit, il se vit confondu dans la foule des fils de la bourgeoisie qui, sans fortune faite ni distinctions héréditaires, devaient tout attendre de leur valeur personnelle ou de leurs travaux obstinés. Les espérances que son père et sa mère, alors retirés du commerce, asseyaient sur sa tête, stimulèrent son amourpropre sans lui donner d’orgueil. Ses parents vivaient simplement, en Hollandais, ne dépensant que le quart de douze mille francs de rentes ; ils destinaient leurs économies, ainsi que la moitié de leur capital, à l’acquisition d’une charge pour leur fils. Soumis aux lois de cette économie domestique, Godefroid trouvait son état présent si disproportionné avec les rêves de ses parents et les siens, qu’il éprouva du découragement. Chez les natures faibles, le découragement devient de l’envie. Tandis que d’autres, à qui la nécessité, la volonté, la réflexion tenaient lieu de talent, marchaient droit et résolument dans la voie tracée aux ambitions bourgeoises, Godefroid se révolta, voulut briller, alla vers tous les endroits éclairés, et ses yeux s’y blessèrent. Il essaya de parvenir, mais tous ses efforts aboutirent à la constatation de son impuissance. En s’apercevant enfin d’un manque d’équilibre entre ses désirs et sa fortune, il prit en haine les suprématies sociales, se fit libéral et tenta d’arriver à la célébrité par un livre ; mais il apprit à ses dépens à regarder le Talent du même œil que la Noblesse. Le Notariat, le Barreau, la Littérature successivement abordés sans succès, il voulut être magistrat… »

L’histoire contemporaine, pour Balzac, c’était le 19eme siècle des suites du séisme de 1789 : 1830, 1848 , ces derniers événements qu’il a vus de son vivant. Pour nous ce sont les 74 années écoulées depuis la fin de la guerre de Trente ans 1914-1945, pour reprendre le titre du livre de Max Gallo .

Godefroid sur le pont entend un dialogue qui ne lui est pas destiné mais qui n’est pas sans influence sur ses réflexions :

« En ce moment, il entendit venir à lui deux personnes dont la voix l’avait frappé dès le pont en pierre qui réunit l’île de la Cité au quai de la Tournelle. Ces deux personnes se croyaient sans doute seules, et parlaient un peu plus haut qu’elles ne l’eussent fait en des lieux fréquentés, ou si elles se fussent aperçues de la présence d’un étranger. Dès le pont, les voix annonçaient une discussion qui, par quelques paroles apportées à l’oreille du témoin involontaire de cette scène, étaient relatives à un prêt d’argent. En arrivant auprès du promeneur, l’une des deux personnes, mise comme l’est un ouvrier, quitta l’autre par un mouvement de désespoir. L’autre se retourna, rappela l’ouvrier et lui dit : — Vous n’avez pas un sou pour repasser le pont. Tenez, ajouta-t-il en lui donnant une pièce de monnaie, et souvenez-vous, mon ami, que c’est Dieu lui-même qui nous parle quand il nous vient de bonnes pensées !… »

« Cette dernière phrase fit tressaillir le rêveur. L’homme qui parlait ainsi ne se doutait pas que, pour employer une expression proverbiale, il faisait d’une pierre deux coups, qu’il s’adressait à deux misères : une industrie au désespoir, et les souffrances d’une âme sans boussole ; une victime de ce que les moutons de Panurge nomment le Progrès, et une victime de ce que la France appelle l’Égalité« 

Cette âme sans boussole, victime de l’idéologie de l’Egalité , c’est Godefroid dans sa désorientation.

Il y a au début du chef d’oeuvre D’Ingmar Bergman «  L’oeuf du serpent «  un passage d’une beauté et d’une justesse incroyables qui permettent de comprendre l’iruption du nazisme en 1933, lors de l’élection d’Adolf Hitler :

Prima della rivoluzione : l’œuf du serpent

L’œuf du serpent d’Ingmar Bergman (1977) en vostfr

Je redonne le lien pour voir ce film extraordinaire sur YouTube :

https://m.youtube.com/watch?v=yRNzyHCm3R8

Le film se déroule en 1923, année du coup d’état raté de Hitler , un ratage expliqué par cette constatation de Hans Vergerus lors de son suicide de « précurseur qui doit être sacrifié »:

« en 1923, les Allemands sont trop épuisés, humiliés, obnubilés par la simple subsistance physique, pour faire une révolution.

Mais « dans 10 ans » (en 1933 donc) ceux qui ont dix ans ou 15 ans aujourd’hui auront 20 ans et 25 ans; ils ne seront plus humiliés ni fatigués, comme leurs parents qui ont vécu la guerre de 1914, mais ils seront enragés et animés par de grands idéaux de sacrifice : eux feront la révolution»« 

Hans Vergerus est dans le film de Bergman un scientifique, précurseur du nazisme , qui a trouvé une technique pour déclencher des sentiments de panique et de désespoir chez les sujets de ses « expériences »: une utilisation de la science orientée vers le Mal donc, qui ne vise qu’à influencer le psychisme humain et non pas la part spirituelle de l’être. Quand il parle de « révolution » il convient de se méfier et des garder en mémoire le sens de ce mot : faire une révolution, c’est faire un tour de cadran sur l’horloge, effectuer un cycle complet, avec retour au point de départ qui n’est pas comme chez Guénon Un tradition primordiale, mais la sauvagerie, la complète barbarie où des anthropoïdes culbutent leurs femelles allant chercher de l’eau dans le ruisseau près de la grotte.

L’irruption des nazis en 1933 était une révolution, comme la révolution bolchevique de 1917 ou celle des Khmers rouges ou encore la révolution islamique iranienne de 1979,

Qu’a de commun ce passage de « l’oeuf du serpent » avec celui de Balzac ? Ceci que cet état de désorientation des âmes sans boussoles peut mener au Bien comme au Mal , et c’est ainsi que j’interprete la crise actuelle des Gilets jaunes, qui peut aboutir soit à la violence et à la destruction comme le 16 mars, soit à .. autre chose. On se trompe complètement à mon avis si l’on y décèle qu’un ras le bol fiscal ou un désir d’augmentation du pouvoir d’achat et c’est ce que fait hypocritement le pouvoir en distribuant quelques cacahuètes et en croyant s’en tirer par des parlottes et de grands ébats. Ce qu’il y a au fondement de la crise actuelle c’est un état de désorientation d’âmes sans boussole.

C’est la même chose qu’il y avait au départ en 1968, et c’est pour ça qu’il est très important que les Gilets jaunes se désolidarisent de leurs représentants et meneurs atoproclamés, les Maxime Nicolle et Eric Drouet, pour éviter le destin de Mai 68 dû aux leaders comme Cohn Bendit qui 50 ans après roule pour le pouvoir macroniste.

Dans « L’envers de l’histoire contemporaine «  Godefroid est « initié » par le groupe de Mme de la Chanterie et devient un véritable initié , œuvrant pour le Bien et abandonnant complètement sa défroque « personnelle «  qui est la partie finie donc mortelle de son être, son masque (persona) qui ne fait que résonner.

C’est aussi la décision résolue « Je veux être bon « que prend Hans Castorp dans la « Montagne magique »

La montagne magique : Neige, le sommet de tout le livre

le « brave enfant gâté de la vie » qui éprouve la se,diction luciférienne de la mort et de la maladie et pour lequel «  dans les rêves qu’il gouvernait, un songe d’amour s’est levé de la mort et de la luxure du corps « 

C’est sa simplicité qui permet à Hans Castorp de trouver la voie médiane Entre la tentation luciférienne de Naphta le jésuite réactionnaire et la tentation ahrimanienne de Stembrini l’homme des Lumières et du progrès.

Dans le roman de Balzac c’est le groupe de Mme de la Chanterie qui s’avère Godefroid, qui s’il était tombé entre les griffes d’un semblable démoniaque à Hans Veggerus dans le film de Bergman aurait pu connaître une évolution toute différente.
un tel personnage analogue à Hans Vergerus se trouve dans la « Montagne magique «  c’est l’assistant du chef de clinique Behrens, le docteur Krokovski , féru de psychanalyse alors débutante et d’inconscient , et qui va jusqu’à organiser des séances de tables tournantes. Mais lorsqu’il arrive à faire observer le spectre de Joachim le cousin de Hans Castorp , observé avec un casque à pointe juste avant que la guerre de 1914 n’éclate, le brave enfant gâté de la vie comprend la nature démoniaque de ces séances et se détourne.

À notre époque l’analogue de Naphta le tentateur luciférien est Alain Badiou qui ne cesse d’insister à juste raison sur l’état de désorientation de la jeunesse provoqué par le nihilisme du « matérialisme démocratique «  mais ne propose comme voie du salut que sa doctrine de l’évènement , négation de l’Un et de l’Infini , donc au fond prisonnière de l’amour du fini caractéristique de l’enlisement dans le plan vital.

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Badiou est donc le Tentateur , le joueur de flûte de Hameln, qui entraine ceux qui sont séduits vers la Montagne magique du Néant, un grand roman de Herman Broch « Le Tentateur «  met en scène une telle séduction nihiliste, qui est à la fin vaincue par Agathe ( agathos = bon ) qui devient mère et la mère Gisson ( anagramme de Gnosis) qui a la connaissance des vertus des herbes.

C’est CEA le sens de « renoncer à la mort » : surmonter le destin de l’ontologie qui est « l’amour du fini » grâce à notre véritable fin : recherche du Souverain Bien, «  la chose éternelle et infinie «  dans le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza

Une difficulté: que signifie « présence de l’unité dans une conscience. « ?

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